Nancy Huston

Énorme, c’est juste énorme

(ce que je dois aux Écoles Steiner-Waldorf)

       « Le fait d’avoir passé mes années de première et de terminale dans une école Steiner Waldorf, voici un peu plus d’un demi-siècle, a changé ma vie. Je dirais même plus : il a magnifiquement réorienté ma destinée.

En 1968, ma famille a quitté l’Ouest du Canada pour la Nouvelle Angleterre car mon père avait été engagé comme professeur de maths et de physique à la High Mowing School (Wilton, New Hampshire). En tant qu’enfant d’enseignant, j’ai eu la possibilité d’y étudier gratuitement (jamais ma famille n’aurait pu payer les frais de scolarité !). Difficile d’imaginer deux univers pédagogiques plus différents que l’école publique de Calgary, dans l’Alberta, où j’avais passé les cinq années précédentes, et High Mowing. Là-bas, mes préoccupations étaient simples : je voulais avoir de bonnes notes et séduire des garçons ; j’étais dans une rivalité maniaque avec le monde entier sur les deux plans. Quand je n’étudiais pas, seule dans ma chambre en écoutant les Beatles, je faisais du magasinage au centre-ville, passais des heures à changer de maquillage, de coiffure et d’habits, buvais des bières en me laissant peloter par des « vieux » de vingt ans.

Deux ans plus tard, j’étais une autre personne.

Nous étions environ quatre-vingts élèves en tout, sur quatre promotions. L’école se situait au milieu des superbes forêts de cette région que je découvrais pour la première fois. C’étaient les années de la guerre au Viêt-nam, des émeutes, des protestations… et voilà que, dans un cadre bucolique, guidés par une professeur quinquagénaire aux longs cheveux noirs et à la voix mélodieuse, garçons et filles dansaient ensemble avec grâce et lenteur, formant voyelles et consonnes avec leur corps, transformant leur corps en langage. C’est ridicule, vous en êtes sûrs ? Il eût mieux valu que ces jeunes se jettent dans l’activisme politique, achètent Playboy et Cosmopolitan, se préoccupent des examens nationaux qui les attendaient pour leur entrée à l’université ?

Les souvenirs affluent. Français : chansons de Piaf et de Vian, pièces de Sartre et de Camus ! Théâtre : décorticage fascinant de tirades shakespeariennes, montage du Songe d’une nuit d’été ! Atelier d’écriture : haïkus sur la campagne électorale de Richard Nixon ! Botanique : balade dans la forêt pour relever des échantillons des différentes espèces végétales ! Maths : apprentissage de l’élégance des équations ; étonnement devant le nombre limité de solides réguliers. Histoire de l’art : découverte des merveilles de l’art de la Renaissance ! Littérature : lecture à voix haute, par la directrice de l’école, de l’Enfer de Dante ! Chimie : expériences décoiffantes en laboratoire ! Et c’est ne rien dire des cours de poterie, de tissage, de peinture…

Je me rappelle chacun.e des quinze professeurs, chacun des élèves – j’ai l’impression de tout me rappeler de ces années-là, alors que la décennie précédente à l’école publique n’a laissé comme traces mnésiques qu’un mélange confus de noms et de visages, d’élans et d’humiliations, de petites vengeances et de rivalités mesquines.

L’enseignement ne comportait pas d’éléments directement religieux, même si Rudolf Steiner le fondateur des écoles Waldorf était chrétien. (Faudrait-il, pour être bien certain d’éviter la contamination de nos enfants par cette religion, cesser d’écouter la musique de Bach et de regarder l’art de Michel-Ange?) Partout et depuis toujours, les humains ont compris le monde à travers des systèmes religieux. L’enseignement Waldorf, « tourné vers la nature et le rythme des saisons », valorisant le bois et les « matières nobles », rendant hommage à la terre, fêtant les récoltes à l’automne et l’éclosion de la vie au printemps, ne ressemble-t-il pas davantage aux religions des autochtones de l’Amérique du Nord qu’à celles de ses colonisateurs ?

La pédagogie contemporaine des écoles publiques, elle, est l’héritière directe, inavouée et inavouable, d’une éthique, elle, bien occidentale: individualisme, concurrence forcené, scission du corps et de l’esprit avec l’impérative pour celui-ci de contrôler, diriger, dominer et réprimer celui-là, surtout travail, gagner sa vie à la sueur de son front… et si les faibles tombent en chemin, eh bien, c’est que Dieu ou Wall Street l’ont voulu.

Les écoles d’aujourd’hui forment la société de demain, et un coup d’oeil sur nos méthodes d’enseignement nous donnent une bonne idée de la société dont nous rêvons. Oublier le corps pendant les heures de classe. Ne faire aucune pause, aucun arrêt, ne marquer aucune transition. Ne surtout pas s’aider les uns les autres, ne pas discuter de ce que l’on apprend pour le digérer ou pour en interroger l’utilité, la pertinence. Non : prouver au contraire que l’on est « dans le coup » – avec, dès que possible, les technologies de pointe. Lire plus vite écrire plus vite répondre plus vite aux questions à choix multiples pour les tests de QI, terminer l’école plus vite pour décrocher un emploi plus vite partir plus vite à la retraite et mourir plus vite. Ouf c’est terminé. (Sur le rapport pathologique de notre société au temps, il faut lire le beau roman de Peter Hoeg sur l’enfant inadapté qu’il fut : Borderliners).

L’anthroposophie n’est pas directement enseignée dans les écoles Waldorf (pas plus que l’on n’enseigne, dans les écoles privées catholiques, les principes fondamentaux de la théologie élaborée par les Pères de l’Église) ; mais au cours de mes années High Mowing, je crois avoir glané par osmose les principes de base de l’anthroposophie. La grande idée de Steiner, c’est la primauté du spirituel (ce qui n’est pas la même chose que le religieux), et il est très significatif que dans toutes les activités des écoles Waldorf, la voie vers cette spiritualité passe par le corps.

Immense découverte, encore incomplètement assimilée, de la neurologie et de la biologie contemporaines : l’esprit fait partie du corps, n’est pas autre chose que lui, ne lui pré-existe ni ne lui survit. Si nous voulons nourrir notre esprit, le rendre sain, fin et humain… eh bien, nous devons nous occuper de notre corps : ses rythmes, ses besoins, ses élans. Il faut, oui, apprendre à nous servir de nos mains, de nos yeux, de nos oreilles, de notre peau.

Surtout, il faut apprendre à vouloir apprendre, plutôt qu’à être le premier de la classe.

Les critiques des écoles Steiner-Waldorf prétendent souvent qu’elles ignorent le curriculum obligatoire – le fameux « programme ». Or, non content.es d’avoir un parcours plus riche, plus harmonieux et plus joyeux que le parcours typique des élèves du public, les élèves de ces écoles obtiennent, statistiquement, de meilleurs résultats aux examens. Contrairement aux rumeurs malveillantes, ces élèves ne deviennent pas en général des drop-outs, de grands paresseux baba-cool qui passent leur vie à jouer avec des poupées de chiffon et à tricoter. Dans l’ensemble ils se débrouillent, et sont bien dans leur peau.

Je me dis que c’est cela qui dérange. Les critiques des écoles Steiner Waldorf voudraient que tout le monde soit logé à la même enseigne qu’eux : l’enseigne du ressentiment, de l’obéissance et du conformisme. Or c’est justement cette éthique du « travailler plus pour gagner plus » qui, en ce début du XXIe siècle, est en train de détruire les ressources de la Terre… et celles de ses habitants. »